lundi 18 février 2008

Le jeu : règles et aléatoire

Le jeu : règles et aléatoire

19. « Le jeu des sciences », titre de l’essai qui se manifeste ici, accole ‘jeu’ et ‘sciences’ d’une façon qui pourra surprendre. La question que ce titre pose est celle du statut des règles que les scientifiques découvrent dans les phénomènes qu’ils étudient. Règles, lois, thèses, théories, tout le jargon scientifique va contre cette frivolité enfantine que le mot ‘jeu’ évoque tout de suite. Qu'est-ce qu'un jeu? De football, par exemple, que le vieux Heidegger aimait. D’une part, chaque match est un événe­ment, puisque l'aléatoire y est es­sentiel, mais il a des règles pré-établies, faites de façon à ren­dre possi­bles des mat­chs pas­sionnants entre deux équipes de niveau comparable, per­mettant des championnats, des joueurs professionnels, des en­traîneurs (donc un autre type de règles, celles des straté­gies), des jour­naux, et ainsi de suite. Tout ce monde tourne autour des matchs, de leurs règles conçues en vue de l'aléatoire des compé­titions. Par exem­ple, que l'un des joueurs ait droit à jouer avec ses mains dans l'aire du but empê­che qu'il y ait trop de buts (comme il y en a au basket-ball), de même que la règle du off-side, tandis que les penalties, par con­tre, évitent qu'il n'y en ait trop peu, etc. Ces règles ne se retrou­vent pas telles quelles dans d'au­tres sports au ballon, elles sont immanentes au jeu lui-même. Sans doute, le football suppose des lois physico-chimiques, bio­logiques, sociologiques, psychologiques, mais jus­tement de même que tous les autres sports; c’est-à-dire qu'au­cun d'eux n'est dé­terminé par ces lois: le jeu est immotivé par rapport à toutes ces lois. Ni le physi­cien ni le bio­logiste ni l'anthropo­logue ne peu­vent dé­duire les règles d'un jeu à partir des lois de leurs scien­ces[1], car il n'a d'autre raison que celle qui est im­manente au jeu lui-même. Que l’en­semble soit immotivé, il suffit de comparer avec d'autres jeux, soit sportifs à ballon (hand-ball) ou pas (athlétisme, ral­lyes), soit de cartes (bridge) ou les échecs, qui tous ont les mê­mes ca­ractéristiques: des espaces-temps conçus selon des rè­gles ren­dant possibles des matchs es­sentiellement aléatoi­res, pou­vant donc pas­sionner et les joueurs et les specta­teurs éventuels. Tou­tefois les sports sont tous diffé­rents en­tre eux, ils sont or­ganisés stable­ment dans leur durée. L’unité indissociable des rè­gles et de l’aléa­toire, du hasard et de la né­cessité, voilà l’essence du jeu, selon Derrida. Or, ce que le mot ‘football’ désigne n’est pas une chose, il n’est rien, ce n’est pas les matchs ni les joueurs qu’il ‘donne’ tout en dissimulant cette do­nation: le ‘football’ est un Ereignis, celui-ci relève du jeu.
20. Pas assez digne des sciences, cet exemple ? Prenons en un qui en relève très nettement, celui d’une voiture. Posons une question simpliste : est-ce qu’une voiture est déterministe, telle que l’on vient de voir que les jeux ne le sont pas ? D’une part, il le semble, puisque elle est réglée jusqu’à la minutie, théorique et expérimen­tale, se­lon les lois de plusieurs régions de la Physique (mécanique, aéro­dyna­mique, électricité, thermodynamique, etc.) et de la Chimie (carburants, huiles, caoutchouc, etc.). Mais d’autre part, le but de ces règles concerne la production d’un travail qui est essentiellement aléatoire. En effet, une voiture ne sert qu’à la condi­tion d’être commandée par les exi­gences du trafic, de la circulation sur les routes : rouler plus vite ou plus lente­ment, freiner ou reculer, tourner à droite ou à gau­che, etc., à cha­que instant pouvant se présenter une situation deman­dant l’alté­ration de la conduite suivie en ce moment. On retrouve donc, comme dans le jeu, les règles et l’aléa­toire, celui-ci étant autant celui du destin du conducteur que celui des autres voitures qui circulent dans les environs.
21. Or, cette loi du trafic, essentiellement aléatoire et concernant une multitude, commande la construction de la voiture en tous ses détails mécaniques, jusqu’à ceux qui ne visent que le confort. Sauf sur un point: l’explosion de l’essence qui donne le mouvement, le moteur dans ses cylindres, obéit à son tour à une loi thermodynamique des gaz, qui est totalement incompatible avec la loi du trafic: on ne saurait se balader sur la route en train de provoquer des explosions d’essence. La voiture auto­mobile - après la machine à vapeur de J. Watt - est la décou­verte fabuleuse de la façon de rendre indissociables deux lois inconciliables, celle de la thermodyna­mique avec celle du trafic: il faut que le moteur soit retiré (motif heideggérien, en oblique), fermé hermétiquement, blindé, forte­ment répétitif, puisqu’il ne fait que faire tourner un arbre, tandis que le reste de la voiture, disons son appareil, est pensé en vue des manœuvres de circulation et adéquation au trafic dont on a parlé. Voici ce qui illustre le motif derri­dien de la différance entre deux forces antagonistes, du ‘double bind’ entre deux lois inconciliables : ce sera l’un des critères de description phénoménologique des domaines des diverses sciences.


[1] Si c'était cela le rêve du physicalisme, autant en dire que c'est une bêti­se.

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