Le jeu : règles et aléatoire
19. « Le jeu des sciences », titre de l’essai qui se manifeste ici, accole ‘jeu’ et ‘sciences’ d’une façon qui pourra surprendre. La question que ce titre pose est celle du statut des règles que les scientifiques découvrent dans les phénomènes qu’ils étudient. Règles, lois, thèses, théories, tout le jargon scientifique va contre cette frivolité enfantine que le mot ‘jeu’ évoque tout de suite. Qu'est-ce qu'un jeu? De football, par exemple, que le vieux Heidegger aimait. D’une part, chaque match est un événement, puisque l'aléatoire y est essentiel, mais il a des règles pré-établies, faites de façon à rendre possibles des matchs passionnants entre deux équipes de niveau comparable, permettant des championnats, des joueurs professionnels, des entraîneurs (donc un autre type de règles, celles des stratégies), des journaux, et ainsi de suite. Tout ce monde tourne autour des matchs, de leurs règles conçues en vue de l'aléatoire des compétitions. Par exemple, que l'un des joueurs ait droit à jouer avec ses mains dans l'aire du but empêche qu'il y ait trop de buts (comme il y en a au basket-ball), de même que la règle du off-side, tandis que les penalties, par contre, évitent qu'il n'y en ait trop peu, etc. Ces règles ne se retrouvent pas telles quelles dans d'autres sports au ballon, elles sont immanentes au jeu lui-même. Sans doute, le football suppose des lois physico-chimiques, biologiques, sociologiques, psychologiques, mais justement de même que tous les autres sports; c’est-à-dire qu'aucun d'eux n'est déterminé par ces lois: le jeu est immotivé par rapport à toutes ces lois. Ni le physicien ni le biologiste ni l'anthropologue ne peuvent déduire les règles d'un jeu à partir des lois de leurs sciences[1], car il n'a d'autre raison que celle qui est immanente au jeu lui-même. Que l’ensemble soit immotivé, il suffit de comparer avec d'autres jeux, soit sportifs à ballon (hand-ball) ou pas (athlétisme, rallyes), soit de cartes (bridge) ou les échecs, qui tous ont les mêmes caractéristiques: des espaces-temps conçus selon des règles rendant possibles des matchs essentiellement aléatoires, pouvant donc passionner et les joueurs et les spectateurs éventuels. Toutefois les sports sont tous différents entre eux, ils sont organisés stablement dans leur durée. L’unité indissociable des règles et de l’aléatoire, du hasard et de la nécessité, voilà l’essence du jeu, selon Derrida. Or, ce que le mot ‘football’ désigne n’est pas une chose, il n’est rien, ce n’est pas les matchs ni les joueurs qu’il ‘donne’ tout en dissimulant cette donation: le ‘football’ est un Ereignis, celui-ci relève du jeu.
20. Pas assez digne des sciences, cet exemple ? Prenons en un qui en relève très nettement, celui d’une voiture. Posons une question simpliste : est-ce qu’une voiture est déterministe, telle que l’on vient de voir que les jeux ne le sont pas ? D’une part, il le semble, puisque elle est réglée jusqu’à la minutie, théorique et expérimentale, selon les lois de plusieurs régions de la Physique (mécanique, aérodynamique, électricité, thermodynamique, etc.) et de la Chimie (carburants, huiles, caoutchouc, etc.). Mais d’autre part, le but de ces règles concerne la production d’un travail qui est essentiellement aléatoire. En effet, une voiture ne sert qu’à la condition d’être commandée par les exigences du trafic, de la circulation sur les routes : rouler plus vite ou plus lentement, freiner ou reculer, tourner à droite ou à gauche, etc., à chaque instant pouvant se présenter une situation demandant l’altération de la conduite suivie en ce moment. On retrouve donc, comme dans le jeu, les règles et l’aléatoire, celui-ci étant autant celui du destin du conducteur que celui des autres voitures qui circulent dans les environs.
21. Or, cette loi du trafic, essentiellement aléatoire et concernant une multitude, commande la construction de la voiture en tous ses détails mécaniques, jusqu’à ceux qui ne visent que le confort. Sauf sur un point: l’explosion de l’essence qui donne le mouvement, le moteur dans ses cylindres, obéit à son tour à une loi thermodynamique des gaz, qui est totalement incompatible avec la loi du trafic: on ne saurait se balader sur la route en train de provoquer des explosions d’essence. La voiture automobile - après la machine à vapeur de J. Watt - est la découverte fabuleuse de la façon de rendre indissociables deux lois inconciliables, celle de la thermodynamique avec celle du trafic: il faut que le moteur soit retiré (motif heideggérien, en oblique), fermé hermétiquement, blindé, fortement répétitif, puisqu’il ne fait que faire tourner un arbre, tandis que le reste de la voiture, disons son appareil, est pensé en vue des manœuvres de circulation et adéquation au trafic dont on a parlé. Voici ce qui illustre le motif derridien de la différance entre deux forces antagonistes, du ‘double bind’ entre deux lois inconciliables : ce sera l’un des critères de description phénoménologique des domaines des diverses sciences.
[1] Si c'était cela le rêve du physicalisme, autant en dire que c'est une bêtise.
19. « Le jeu des sciences », titre de l’essai qui se manifeste ici, accole ‘jeu’ et ‘sciences’ d’une façon qui pourra surprendre. La question que ce titre pose est celle du statut des règles que les scientifiques découvrent dans les phénomènes qu’ils étudient. Règles, lois, thèses, théories, tout le jargon scientifique va contre cette frivolité enfantine que le mot ‘jeu’ évoque tout de suite. Qu'est-ce qu'un jeu? De football, par exemple, que le vieux Heidegger aimait. D’une part, chaque match est un événement, puisque l'aléatoire y est essentiel, mais il a des règles pré-établies, faites de façon à rendre possibles des matchs passionnants entre deux équipes de niveau comparable, permettant des championnats, des joueurs professionnels, des entraîneurs (donc un autre type de règles, celles des stratégies), des journaux, et ainsi de suite. Tout ce monde tourne autour des matchs, de leurs règles conçues en vue de l'aléatoire des compétitions. Par exemple, que l'un des joueurs ait droit à jouer avec ses mains dans l'aire du but empêche qu'il y ait trop de buts (comme il y en a au basket-ball), de même que la règle du off-side, tandis que les penalties, par contre, évitent qu'il n'y en ait trop peu, etc. Ces règles ne se retrouvent pas telles quelles dans d'autres sports au ballon, elles sont immanentes au jeu lui-même. Sans doute, le football suppose des lois physico-chimiques, biologiques, sociologiques, psychologiques, mais justement de même que tous les autres sports; c’est-à-dire qu'aucun d'eux n'est déterminé par ces lois: le jeu est immotivé par rapport à toutes ces lois. Ni le physicien ni le biologiste ni l'anthropologue ne peuvent déduire les règles d'un jeu à partir des lois de leurs sciences[1], car il n'a d'autre raison que celle qui est immanente au jeu lui-même. Que l’ensemble soit immotivé, il suffit de comparer avec d'autres jeux, soit sportifs à ballon (hand-ball) ou pas (athlétisme, rallyes), soit de cartes (bridge) ou les échecs, qui tous ont les mêmes caractéristiques: des espaces-temps conçus selon des règles rendant possibles des matchs essentiellement aléatoires, pouvant donc passionner et les joueurs et les spectateurs éventuels. Toutefois les sports sont tous différents entre eux, ils sont organisés stablement dans leur durée. L’unité indissociable des règles et de l’aléatoire, du hasard et de la nécessité, voilà l’essence du jeu, selon Derrida. Or, ce que le mot ‘football’ désigne n’est pas une chose, il n’est rien, ce n’est pas les matchs ni les joueurs qu’il ‘donne’ tout en dissimulant cette donation: le ‘football’ est un Ereignis, celui-ci relève du jeu.
20. Pas assez digne des sciences, cet exemple ? Prenons en un qui en relève très nettement, celui d’une voiture. Posons une question simpliste : est-ce qu’une voiture est déterministe, telle que l’on vient de voir que les jeux ne le sont pas ? D’une part, il le semble, puisque elle est réglée jusqu’à la minutie, théorique et expérimentale, selon les lois de plusieurs régions de la Physique (mécanique, aérodynamique, électricité, thermodynamique, etc.) et de la Chimie (carburants, huiles, caoutchouc, etc.). Mais d’autre part, le but de ces règles concerne la production d’un travail qui est essentiellement aléatoire. En effet, une voiture ne sert qu’à la condition d’être commandée par les exigences du trafic, de la circulation sur les routes : rouler plus vite ou plus lentement, freiner ou reculer, tourner à droite ou à gauche, etc., à chaque instant pouvant se présenter une situation demandant l’altération de la conduite suivie en ce moment. On retrouve donc, comme dans le jeu, les règles et l’aléatoire, celui-ci étant autant celui du destin du conducteur que celui des autres voitures qui circulent dans les environs.
21. Or, cette loi du trafic, essentiellement aléatoire et concernant une multitude, commande la construction de la voiture en tous ses détails mécaniques, jusqu’à ceux qui ne visent que le confort. Sauf sur un point: l’explosion de l’essence qui donne le mouvement, le moteur dans ses cylindres, obéit à son tour à une loi thermodynamique des gaz, qui est totalement incompatible avec la loi du trafic: on ne saurait se balader sur la route en train de provoquer des explosions d’essence. La voiture automobile - après la machine à vapeur de J. Watt - est la découverte fabuleuse de la façon de rendre indissociables deux lois inconciliables, celle de la thermodynamique avec celle du trafic: il faut que le moteur soit retiré (motif heideggérien, en oblique), fermé hermétiquement, blindé, fortement répétitif, puisqu’il ne fait que faire tourner un arbre, tandis que le reste de la voiture, disons son appareil, est pensé en vue des manœuvres de circulation et adéquation au trafic dont on a parlé. Voici ce qui illustre le motif derridien de la différance entre deux forces antagonistes, du ‘double bind’ entre deux lois inconciliables : ce sera l’un des critères de description phénoménologique des domaines des diverses sciences.
[1] Si c'était cela le rêve du physicalisme, autant en dire que c'est une bêtise.
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